Qu’est-ce que l’instant ? Je me suis posé récemment posé la question lors d’un déjeuner avec une amie. Je n’avais pas vu cette amie depuis longtemps, et me réjouissais de passer un moment avec elle. Une fois l’instant d’effusion des retrouvailles passé, nous mettons d’emblée les iPhones à plat sur la table. Normal. Et puis la conversation démarre, « Que deviens-tu ? Bla bla bla », avant d’être stoppée net par la copine qui me dit : « Attends, j’ai oublié de faire un check-in » (sous-entendu Foursquare). « Je suis mayor, alors tu comprends… » Oui oui, bien sûr, ça se justifie. « Et si on commandait ? » demande mon estomac. « Qu’est-ce que tu me suggères, toi qui es mayor ? » « Attends, je jette un oeil sur Tripadvisor. Le restau a changé sa carte il n’y a pas longtemps et j’ai pas encore testé. Apparemment, le tartare de saumon est bien. » Allons-y pour le tartare de saumon à la sauce Tripadvisor. « Et sinon, comment ça va ? » « Bien, le boulot bla bla bla ». La conversation est relancée, lorsque ma copine s’avise d’un QR Code sur la boisson qu’elle a commandée. « Attends, je scanne pour voir ! ». Soit. « Et les enfants ? Bla bla bla ». Le serveur apporte alors les plats, plutôt joliment présentés. « Attends ! Je vais faire une twitpic pour montrer le plat à mes abonnés Twitter ». OK, bonne idée. « Et t’as des nouvelles de truc sinon ? » « Ah mais oui, je l’ai retrouvé sur Facebook ! Attends, on va se prendre en photo et poster sur son journal ! ». Ouais, mais non. « Attends ! J’ai des followers qui me mentionnent, je leur réponds ! ». On en était où au fait ? Un peu nulle part en fait. Parce que pour l’instant, je ne sais pas trop où en est ma copine dans la vie. Entre un check-in Foursquare et une twitpic, je n’ai pas tout suivi de ses pérégrinations. Car justement, concernant l’instant, le présent, on n’a pas encore trouvé le moyen de faire se superposer le temps 0.0 avec le temps 2.0, et que le seul moyen de vivre les deux en même temps, c’est l’interruption de l’un au profit de l’autre. Ce qui suppose que si les deux interlocuteurs ne sont pas raccord, une conversation fluide ne peut avoir lieu.
Ce déjeuner n’a pas eu lieu. Pas vraiment. Pas comme ça. Ce déjeuner est l’agrégation de plusieurs déjeuners. Mais j’ai pris l’exemple du déjeuner parce que l’on parle souvent de « pause-déjeuner », parenthèse de détente dans une journée de travail. Le déjeuner est également un moment privilégié pour nouer, renouer, entretenir des liens, qu’il s’agisse de collègues, d’amis, de connaissances… Face à une assiette, les conversations se délient plus facilement, plus convivialement aussi. Mais l’irruption du monde 2.0 dans notre continuum social oblige, justement, à l’interruption : pour maintenir le fil côté numérique, il faut couper le fil de la conversation « réelle ». Le 2.0 se nourrit du 0.0. Mais le présent, le vrai, celui que nous sommes censés vivre, est, lui, parasité par le 2.0. Un instant, aujourd’hui, fut-il celui consacré à une pause-déjeuner, n’est plus un continuum, mais un entrelacs confus de liens entre monde réel et univers connecté. Mais je vous laisse, j’ai oublié de vérifier mes e-mails.
